Devenir Bernie

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Introduction

Bernie Sanders est un homme politique improbable. Indépendant, parfois irascible, issu de l’extrême gauche et d’un milieu urbain, il a gagné ses premières élections dans l’un des États les plus ruraux du pays.

Aujourd’hui, le discours de Sanders est présent sur la scène nationale grâce à sa montée fulgurante dans la course à la présidentielle. Il fait les gros titres pour son endurance dans les sondages et son programme électoral particulièrement axé sur les inégalités de revenu et la nécessité de restreindre le pouvoir des entreprises.

Sa course à la Maison-Blanche a été qualifiée de chimérique et les commentateurs politiques estiment ses objectifs inatteignables. Mais Sanders et ses idées politiques ont touché une corde sensible dans la politique américaine. Le candidat dédaigné et sous-estimé chaque fois qu’il atteint de nouveaux sommets politiques est devenu le principal challenger d’Hillary Clinton, la favorite démocrate.

Alors que les électeurs américains découvrent le candidat de 74 ans, ses cheveux blancs clairsemés, son accent de Brooklyn qui persiste plusieurs décennies après avoir quitté sa ville natale, sa focalisation inflexible sur l’égalité économique et son impatience avec les tactiques électoralistes de la politique présidentielle, il est moins disert sur la façon dont il est arrivé là et sur qui il est.

Sanders esquive les questions personnelles et réprimande les journalistes qui s’écartent des sujets qu’il juge important, mais il est impossible de séparer la candidature de Sanders de Sanders lui-même.

Alors, qui est Bernie Sanders ? Qu’est-ce qui a façonné ses idées politiques et ses convictions ? Et que peuvent nous apprendre les différents chapitres de sa vie sur ce que réserve l’avenir ?

Une jeunesse à Brooklyn

La spécialité sportive de Bernie Sanders au lycée était la course de fond, selon son coéquipier de l’époque, Steve Slavin. Alors qu’il n’était encore qu’en deuxième année au James Madison High School dans les années 50, Sanders courait déjà contre élèves de dernière année… et gagnait.

Il se souvient également de Sanders comme de quelqu’un qui ne se vantait pas de ses victoires. Des années plus tard, Slavin a entendu parler d’une course de cross-country en particulier dans laquelle Sanders a laissé le coureur en deuxième position prendre la tête, ignorant une tradition qui veut que les deux premiers se donnent la main à la fin pour franchir la ligne d’arrivée ensemble.

« Mais Bernie savait que ce gars n’avait pas jamais gagné de course par lui-même, raconte Steve Slavin. Alors, à l’approche de la ligne d’arrivée, l’autre gars a tendu la main et Bernie l’a plus ou moins poussé à travers la ligne d’arrivée afin qu’il finisse premier et que Bernie finisse deuxième, et c’est une histoire dont ce coureur se souviendra toujours. »

Le lycée, le James Madison High School, était lui-même un endroit remarquable à l’époque.

« C’était presque magique, se souvient Marty Weinstein Alpert, de deux ans plus âgée que Sanders. Tout le monde disait que c’était la meilleure école de tout Brooklyn ! »

Alpert est aujourd’hui présidente de l’association des anciens élèves. Elle décrit les étudiants de cette époque comme des « gagneurs ». Debout devant le Mur des prix et mentions de l’école, elle lit quelques noms. Parmi eux : la chanteuse Carole King, le sénateur Chuck Schumer, le sénateur Bernie Sanders, le sénateur Norm Coleman, la juge de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg et la juge de télé-réalité Judge Judy.

« Nous avons des prix Nobel, dit-elle. Nous avons des prix Pulitzer, nous avons des historiens, nous avons des producteurs, des scénaristes et des réalisateurs d’Hollywood. »

La liste des diplômés issus de cette école publique de New York est effectivement remarquable. Marty Alpert raconte que beaucoup de parents ici, dont le père de Bernie Sanders, étaient des immigrants juifs d’Europe qui n’avaient pas eu la possibilité de faire des études supérieures.

« Beaucoup de familles étaient venues d’Europe en quête d’une vie meilleure et l’éducation était primordiale, et ils y attachaient une grande importance, explique-t-elle. C’était comme un état d’esprit : “Je n’ai pas réussi en Europe, il faut que réussisse ici”. »

Selon elle, les parents insistaient beaucoup sur ces valeurs.

« Pas pour être célèbre, mais pour faire quelque chose de sa vie. Pour réussir de cette manière. Si vous faisiez de l’argent et deveniez riche, c’était merveilleux aussi, mais, voyez-vous, c’était plus que cela. Il s’agissait d’obtenir une éducation pour faire quelque chose dans la vie qui en valait la peine. »

Steve Slavin vit toujours à Brooklyn. Il passe à pied devant le James Madison High School et suit une rue bordée de grands platanes formant une voûte au-dessus de la chaussée.

« Toutes ces maisons ici, elles n’ont pas changé, dit-il en longeant de modestes maisons proprettes derrière leur petite pelouse. C’est ce qu’on voyait. On allait à l’école, on passait par ici et on voyait les mêmes maisons. Avec leurs toits de terre cuite… et probablement construites dans les années 20. »

Vers le bas du pâté de maisons, l’ambiance est plus urbaine, avec des immeubles d’appartements en brique ocre datant des années 20 et 30.

Bernie Sanders a grandi dans l’un de ces immeubles, sur la 26e rue Est. Aujourd’hui, quelques retraités d’origine russe sont assis en face de l’ancien immeuble des Sanders.

« Ils s’assoient tout simplement dehors, explique Steve Slavin. C’est comme ça qu’ils voient du monde. C’est aussi ce qui se faisait dans le temps, de nombreux adultes assis devant les immeubles. »

Steve Slavin dit aux hommes : « Il y a quelqu’un qui a vécu ici il y a 60 ans et qui est maintenant candidat à la présidentielle. »

Lorsqu’on passe devant le hall d’entrée nu et mal éclairé du bâtiment, il est clair qu’il n’a pas beaucoup changé, que ce soit la peinture fanée des hauts plafonds ou le carrelage usé sur le plancher.

Bernie Sanders vivait dans un appartement de trois pièces et demie avec ses parents et son frère, Larry, de sept ans son aîné.

Larry raconte que leur père, Eli, gagnait difficilement sa vie en tant que vendeur de peinture. Dorothy Sanders était mère au foyer et mourut jeune, à 46 ans, un an après que Bernie Sanders ait obtenu son diplôme d’études secondaires.

« Elle a joué un rôle énorme, j’en ai encore les larmes aux yeux », raconte Larry Sanders. Il se tait quelques instants. « Elle a tenu une place énorme dans notre vie. »

Larry Sanders décrit sa mère comme étant une femme « sûre d’elle et énergique » et raconte que lui et « Bernard », c’est ainsi que Larry appelle son frère, ont grandi en se sentant aimés et en sécurité, sauf en matière d’argent.

« C’était le seul sujet de discorde entre nos parents, se souvient-il. Ils ne savaient jamais vraiment s’ils auraient le loyer du mois suivant. Ils l’auraient sans doute, mais ils n’en étaient pas sûrs. Nous avions tout ce qu’il nous fallait en général, mais c’était le fait que nos parents se disputent qui était le problème. Et je pense que ce que Bernard et moi avons retenu de cela, c’est que les problèmes financiers ne sont jamais uniquement des problèmes financiers. Ils s’insinuent dans la vie des gens à des niveaux très profonds et personnels. »

« Je pense que ce que Bernard et moi avons retenu de cela, c’est que les problèmes financiers ne sont jamais uniquement des problèmes financiers. Ils s’insinuent dans la vie des gens à des niveaux très profonds et personnels. » – Larry Sanders, frère de Bernie Sanders, à propos des difficultés financières de sa famille 

L’éducation des frères Sanders s’est faite dans les écoles publiques de Brooklyn et à l’école hébraïque. Larry raconte que son frère et lui ont grandi bercés de notions fondamentales telles que la justice et l’égalité, « que tous les gens sont égaux, que les gens ont le droit d’être traités avec dignité. Que la justice est censée s’appliquer à tous. Oui, nous avions un sentiment très profond de cela, de la solidarité humaine. »

L’éducation de Bernie Sanders, contrairement à celle de ses parents, allait poursuivre à l’université, et cette éducation allait sortir du seul cadre académique.

Chicago : une éducation

Sanders a passé la première année après le lycée au Brooklyn College, où il partageait une chambre avec son ancien coéquipier de lycée, Steve Slavin.

Slavin raconte que Sanders ne se souciait pas beaucoup de s’attirer les faveurs des enseignants.

« Je suis sûr qu’en classe il ne disait pas ce que le professeur voulait entendre. Et les professeurs étaient plutôt corrects, il y a avait, comment dire, un dialogue ouvert. Malgré tout, il y avait toujours cette impression que si on disait ce que le professeur voulait entendre, ce serait bon pour les notes… Et Bernie s’en moquait complètement. »

En 1961, Sanders s’inscrit à l’Université de Chicago, où les cloches du carillon de l’institution retentissent à travers Hyde Park, dans les quartiers Sud de la ville.

Les étudiants de l’Université de Chicago dans les années 60 étaient un groupe intelligent, érudit et précoce.

L’un des camarades de classe de Sanders à l’époque avait interviewé des étudiants au sujet de leur expérience universitaire dans le cadre d’un documentaire intitulé The College.

Décrivant un concert de rock sur le campus, l’un des étudiants a déclaré :

« Je vois cela comme sorte de retour à un rite païen primitif, avec sa sexualité endémique et, vous savez, c’est plutôt intéressant d’un point de vue purement sociologique. »

Robin Kaufman ne peut s’empêcher de rire.

« Ouais, ouais, dit-elle. Nous étions nombreux de cet acabit. Vous savez, l’Université de Chicago est un endroit pour les intellos, vous comprenez ? »

Robin Kaufman militait dans les mêmes groupes politiques que Sanders, notamment dans le Congress on Racial Equality [congrès sur l’égalité raciale], ou CORE. Sanders était également actif au sein de la Young People’s Socialist League [ligue de la jeunesse socialiste].

« Je pense que nous étions plus rigolos que certains des intellos, se souvient Robin Kaufman. Malgré tout, il me semble que Bernie était assez sérieux et que beaucoup d’entre nous étaient assez sérieux. »

Jim Rader, un activiste américain qui vivait à Chicago à l’époque, se présente toujours comme l’un des plus anciens amis de Sanders. Il raconte que le jeune Brooklynien passait beaucoup de temps le nez fourré dans les livres.

« Ce n’était pas un étudiant particulièrement motivé par les cours et ce genre de chose, c’est pourquoi il passait beaucoup de temps à la bibliothèque, et il passait beaucoup de temps à lire, des lectures très variées, en particulier sur les questions politiques et sociales. »

« Ce n’était pas un étudiant particulièrement motivé par les cours et ce genre de chose. C’est pourquoi il passait beaucoup de temps à la bibliothèque, et il passait beaucoup de temps à lire, des lectures très variées, en particulier sur les questions politiques et sociales. » – Jim Rader, un militant de Chicago, sur l’époque où Sanders était à l’Université de Chicago

À la bibliothèque, Sanders découvre des auteurs tels que Karl Marx et Sigmund Freud. S’il ne cherchait pas la bonne note, Sanders étudiait malgré tout.

Et il rencontre des gens comme Gavin MacFadyen, un militant qui a grandi à Hyde Park. Sanders raconte que MacFadyen, aujourd’hui journaliste et vivant à Londres, l’a exposé à des idées politiques.

MacFadyen se remémore un Hyde Park vibrant d’une certaine « gravité intellectuelle » ; philosophie, mathématiques et physique des particules côtoyant communistes, anarchistes et trotskistes.

« C’était un environnement culturel très riche. Si vous étiez radical [d’extrême-gauche, NdT] à l’époque, ce que j’ai été, et j’en suis plutôt fier, tout comme Bernie et tous les autres, il y avait une sorte de grave excitation, parce qu’on savait que ces idées avaient du poids et du sens. »

Ce sentiment d’importance menait à des débats parfois féroces, selon Gavin MacFadyen. Et à ce moment de l’histoire de Chicago, il y avait beaucoup à débattre.

En octobre 1963, la ségrégation de fait des écoles publiques de Chicago avait provoqué une grève en masse des élèves et d’importantes manifestations au centre-ville.

Mais il ne s’agissait pas seulement des écoles ; au début des années 60, l’essentiel de la vie à Chicago connaissait la ségrégation raciale, y compris certains appartements en dehors du campus que l’Université de Chicago refusait de louer aux noirs.

En janvier 1962, Sanders et d’autres leaders étudiants ont exigé de l’administration qu’elle mette immédiatement fin à la ségrégation dans le logement.

Face au refus de l’Université, raconte Robin Kaufman, 35 étudiants environ ont défilé jusqu’au bureau du président de l’Université, se sont assis et n’ont plus bougé.

« Ma mère était à Boston, se souvient Kaufman, et l’une de ses amies l’a appelée et lui a dit “Je viens de voir Robin à la télévision. Tu sais, tu dépenses tout cet argent pour lui faire faire des études et elle est là-bas à faire un sit-in !” .»

Dans un article dans le journal étudiant, Kaufman décrit comment les participants au sit-in jouaient au bridge et mangeaient des sandwiches au salami et au fromage. L’un d’eux lisait Winnie l’Ourson à voix haute. Ils étaient plusieurs à porter la cravate.

L’un des meneurs du sit-in était le jeune Bernard Sanders, visible sur une photo portant un chandail foncé à col échancré et des lunettes en écaille, tenant un livre d’une main et accompagnant ses paroles de l’autre alors qu’il s’adresse aux manifestants.

« C’était un excellent orateur, se souvient Kaufman, et il a réussi à convaincre une bande de jeunes de 19 ans … que ce qui se passait n’était pas correct … et nous avions le pouvoir et l’obligation d’essayer de créer le changement. »

Sanders raconte que ce sit-in est l’événement-clé à l’origine de son militantisme politique.

Tout le monde ne souvient pas de lui pour son éloquence. Selon Gavin MacFadyen, Sanders n’était pas du genre à faire des « discours électrisants », c’était un jeune homme posé et intelligent qui cherchait encore à comprendre comment mener.

« Si on nous avait dit : “Est-ce que ce type va être candidat à la présidentielle ?”, je pense que ça nous aurait tous fait sourire. »

Que Sanders ait trouvé ou non sa voix à Chicago, c’est là qu’il a découvert ce dont il voulait parler : les idéaux socialistes.

Des hymnes tels que “Hark the Battle Cry is Ringing” ont marqué l’ascension du socialisme aux États-Unis au début du XXe siècle. Et un homme du nom d’Eugene V. Debs également. Il était le fondateur du parti socialiste américain et cinq fois candidat à la présidentielle.

À son apogée politique, Debs a obtenu plus de 900 000 voix, soit près de 6 % des suffrages en 1912.

« Les classes ouvrières doivent se réveiller, déclarait Debs dans un discours en 1904. Il faut leur faire entendre le clairon de la solidarité. »

« Les classes ouvrières doivent se réveiller. Il faut leur faire entendre le clairon de la solidarité. » – Eugene Debs, 1904

Si la rhétorique populiste et enflammée semble familière, c’est parce qu’Eugene Debs a eu une influence énorme sur le jeune Bernie Sanders.

Sanders a même écrit et produit son propre documentaire audio sur Debs, où il prête sa voix à son maître à penser socialiste.

« Pourquoi les travailleurs devraient-ils soutenir le parti socialiste ?, demande Sanders, dans le rôle de Debs, dans le documentaire. Parce que c’est le seul parti à défendre explicitement leurs intérêts économiques, l’abolition du système salarial et la protection de chaque travailleur contre l’exploitation et toute autre forme de servitude. »

Dans les notes accompagnant la bande sonore de 1979, Sanders aborde certains thèmes désormais familiers : comment la nation est contrôlée par les grandes banques et entreprises, comment il est difficile aux américains de connaître la vérité sur leur gouvernement.

Sanders explique maintenant qu’il avait réalisé ce documentaire parce que peu de gens semblaient enclins à raconter l’histoire d’Eugene Debs.

« Ce que je voulais à l’époque, c’était avant que je sois élu maire, c’était de dire…. c’est de dire “OK, il y a beaucoup d’hommes et de femmes dans l’histoire des États-Unis qui ont fait des choses vraiment importantes et dont personne ne sait rien” », a expliqué Sanders lors d’une récente interview dans son bureau du Sénat.

Le documentaire d’une demi-heure aborde la création de l’American Railway Union [syndicat américain du chemin de fer, NdT], les campagnes présidentielles de Debs et comment il a été mis en prison pour s’être opposé à la Première Guerre mondiale.

« Il était très en avance sur son temps, c’était un orateur brillant et apparemment, vous savez, au vu de tous les documents, presque à l’image du Christ, quelqu’un qui aurait donné sa chemise, raconte Sanders au sujet de Debs. Mais il a eu une influence énorme sur le débat. Ses vues sur les droits des travailleurs ont eu un impact énorme en termes de sécurité sociale, de soins de santé et ainsi de suite. »

Pour Sanders, l’idéologie de Debs, « la notion qu’il y a quelque chose de fondamentalement injuste quand un si petit nombre possède tant et un si grand nombre possède si peu », est devenue sa motivation profonde.

Dans sa campagne présidentielle, le partage des richesses et la justice sociale restent des thèmes centraux, ce qui soulève la question suivante : Comment Sanders définit-il sa propre idéologie ?

« Si vous me demandez si je suis un socialiste démocrate, la réponse est oui », déclare Sanders.

Mais ses convictions socialistes sont attaquées à la fois par la droite et la gauche.

En juin, la sénatrice du Missouri Claire McCaskill, largement considérée comme une représentante mandatée d’Hillary Clinton, la rivale de Sanders, a utilisé le terme de socialiste lorsqu’elle se demandait si les médias en avaient suffisamment fait pour exposer les tendances politiques réelles de Sanders.

« Je pense que les médias sont très indulgents vis-à-vis de Bernie pour l’instant. Il est rare de lire dans un quelconque article sur Bernie qu’il est socialiste, a déclaré McCaskill. Je pense qu’il aimerait voir Medicare [assurance-maladie publique, NdT] pour tous. »

Joel Geier, rédacteur en chef adjoint de l’International Socialist Review, affirme que la définition de « socialiste » est très éloignée de ce que représentait Eugene Debs.

« En fait, ça dépend ce qu’on entend par “vrai” socialiste. Bernie Sanders est, comme il le dit, un socio-démocrate. À l’image des partis sociaux-démocrates qui ont mis en place des systèmes d’État-providence dans des pays tels que la Suède, le Danemark ou la Norvège, voire la France et la Grande-Bretagne ».

« Bernie Sanders est, comme il le dit, un socio-démocrate. À l’image des partis sociaux-démocrates qui ont mis en place des systèmes d’État-providence dans des pays tels que la Suède, le Danemark ou la Norvège, voire la France et la Grande-Bretagne. » – Joel Geier, rédacteur en chef adjoint de l’International Socialist Review

Aux États-Unis, les convictions politiques de Sanders sont nettement à gauche de la majorité des autres candidats, mais Geier estime que les systèmes européens que Sanders regarde avec envie ne sont pas exactement des formes de socialisme.

« Ce sont des systèmes pas très différents des États-Unis, à savoir que les entreprises, les banques, les usines et les hôpitaux relèvent de la propriété privée, explique-t-il. Ce qui est différent, c’est qu’il y a un État-providence beaucoup plus développé que ce qui existe aux États-Unis ».

Pour Sanders, ce n’est pas une question d’étiquette.

« Ce que je cherche à faire dans cette campagne, c’est de dire aux Américains ce que nombre d’entre eux ne savent pas : que les travailleurs jouissent d’avantages sociaux beaucoup, beaucoup plus grands dans de nombreux autres pays à travers le monde », dit-il.

Geier estime que l’idole de Sanders, Eugene Debs, aurait eu une vue plus large du socialisme.

« Le socialisme, tel que le concevait Debs, voyait les travailleurs prendre le pouvoir et diriger la société en fonction de leurs intérêts et en s’assurant que tout le monde ait droit à des soins de santé gratuits, à un niveau de vie décent et ainsi de suite. Le type d’incroyable inégalité, qui se développe actuellement sous le néo-libéralisme, est ce à quoi les gens s’opposent et qui constitue réellement la base sur laquelle est bâtie la campagne de Sanders ».

Sanders fait remarquer que, dans de nombreuses élections municipales et législatives, il s’est présenté et a gagné en tant qu’indépendant, non pas sous l’étiquette d’un quelconque parti socialiste.

Garrison Nelson, professeur de sciences politiques à l’Université du Vermont, a observé Sanders tout au long de sa carrière politique. En 1981, lorsque Sanders a été élu pour la première fois maire de Burlington, Nelson raconte avoir reçu des appels de journalistes européens parce que ce qui passait pour normal en politique était considéré comme une aberration aux États-Unis.

« C’est une forme relativement modérée, je dirais conventionnelle, de socialisme, leur aurait dit Nelson. Elle est essentiellement axée sur les grandes entreprises et les inégalités capitalistes. »

Installation dans le Vermont

Durant son enfance à New York, Sanders développe une fascination pour le Vermont, par l’intermédiaire de brochures immobilières et d’une petite vitrine que l’État avait établie en ville pour stimuler le tourisme.

Sanders racontait, lors d’une interview pour la station de radio NPR en juin 2015, comment son frère et lui récupéraient des brochures immobilières sur le Vermont pour voir les fermes à vendre.

Après ses études, au milieu des années 60, Sanders, sa première femme et son frère mettent leurs économies en commun pour acheter une parcelle de terre à Middlesex, à 10 km environ au nord de Montpelier, la capitale de l’État.

« Nous n’avions jamais été dans le Vermont ; nous sommes simplement montés en voiture, a dit Sanders sur NPR. Nous avons acheté 34 hectares pour 2500 dollars. Pas mal, non ? Mais c’était de la forêt. »

Dans le Royaume du Nord-Est

Sanders résidait occasionnellement dans une cabane à sucre d’érablière réaménagée, sur sa propriété de Middlesex. Mais c’est bien plus loin vers le nord, dans la commune de Stannard, que Sanders décide d’ancrer des racines plus permanentes dans le Vermont.

Stannard est au fin fond du légendaire Northeast Kingdom (le Royaume du Nord-Est) de l’État et compte à peine plus de 200 habitants. C’est une région rude, avec plus de chemins de terre que de routes goudronnées. Les champs abandonnés retournent à l’état sauvage et de denses forêts couvrent les versants des montagnes.

Bernie Sanders a vécu ici pendant quelques années seulement à l’approche de la trentaine, dans une ancienne ferme à un jet de pierre de la rivière Stannard. C’était la fin des années 60, l’âge d’or du mouvement de retour à la terre, et Stannard était le type de milieu rural auxquels certains aspiraient.

« Nous avons été accueillis si chaleureusement par les agriculteurs traditionnels du Vermont que nous avons trouvés en arrivant », raconte Regina Troiano, qui s’est installée à Stannard en 1972, alors que Sanders avait déjà déménagé à Burlington.

Troiano raconte que Sanders revenait souvent à Stannard, toutefois.

À l’occasion de ces visites, Troiano se souvient comment Sanders offrait des suggestions sur la façon dont Stannard pourrait faire face aux difficultés fiscales rencontrées par les petites communes.

« Il cherchait simplement à nous aider, comme il l’a toujours fait. Et il revenait toujours durant les campagnes électorales, et parfois en dehors des campagnes, pour tenir des réunions publiques avec les habitants de la commune. »

Larry Sanders explique que, bien que son frère ait passé peu de temps à Stannard, ce séjour l’a beaucoup marqué.

« C’était des agriculteurs locaux, raconte-t-il. Leur expérience était très différente. »

La vie dans cette commune rurale était loin de la scène militante et ostensiblement intellectuelle que Bernie Sanders avait connue sept ans auparavant à l’Université de Chicago. Et pourtant, Larry Sanders dit son frère se sentait à l’aise dans cette communauté.

« C’était des gens pauvres. Ils travaillaient très dur, ils travaillaient la terre. Je pense que le fait de découvrir qu’il aimait et respectait des gens qui avaient ces vues beaucoup plus conservatrices que les siennes sur la plupart des aspects de la vie, et que c’était des gens à qui il pouvait parler et qui étaient prêts à lui parler… Cela comptait beaucoup pour lui personnellement. Je pense qu’on sentait qu’il aimait et respectait les gens et qu’il ne les critiquait pas pour leurs opinions, il n’était simplement pas du même avis. Et il ne s’attendait pas à ce qu’ils le critiquent parce qu’il avait des vues différentes. Et ils ne le critiquaient pas. »

Candidat du Liberty Union

Fin 1971, Sanders a été invité par son vieil ami Jim Rader à un congrès du parti Liberty Union au Goddard College.

Le Liberty Union était opposé à la guerre du Vietnam et essayait de devenir un troisième parti viable dans le Vermont. L’État connaissait à l’époque un afflux de jeunes, un changement démographique qui sera baptisé plus tard « l’invasion hippie ».

Sanders n’était pas un hippie. Mais étant contre la guerre et très intéressé par la politique, il a accepté l’invitation.


Jim Rader, un ami de Bernie Sanders depuis leur rencontre à Chicago, a fait connaître le parti Liberty Union à Sanders vers le début des années 1970. (John Dillon/VPR)

Jim Rader raconte que la convention du Liberty Union avait déjà choisi un candidat à la Chambre des représentants « et la question a été posée : “Bien, nous n’avons pas de candidat pour le Sénat; quelqu’un est-il prêt à se présenter pour le Sénat ?”. »

Il y a eu un moment de silence, raconte Rader, puis Bernie Sanders a levé la main.

« Bernie m’a indéniablement et j’ai l’impression qu’il s’est peut-être même surpris lui-même, à se proposer », se souvient Rader.

Près de 45 ans plus tard, Sanders occupe ce premier siège auquel il s’était présenté à l’époque. Cela ne s’est pas fait rapidement.

Démission du parti

Sanders a perdu cette première élection sénatoriale, ainsi que la sénatoriale de 1974 et l’élection de 1976 au siège de gouverneur, sans jamais passer la barre des 6 %. En 1979, il quitte le Liberty Union.

Dans son livre, Outsider of the House, il explique pourquoi. Il explique que ce fut une décision douloureuse, mais que ce petit parti n’attirait manquait de militants, d’énergie et de leadership.

Bien qu’il ait évité toute appartenance à un parti depuis, les amis Sanders estiment que certains des thèmes politiques qu’il mettait en avant durant les campagnes du Liberty Union se retrouvent dans sa campagne présidentielle.

« Je pense que ce qui motive Bernie, c’est un désir passionné de justice, et plus particulièrement de justice économique, déclare Huck Gutman, un professeur d’anglais à l’Université du Vermont et l’un des amis et conseillers les plus proches de Sanders.

« [Ce n’est] pas très différent de l’époque du Liberty Union, à affirmer que le pays n’est pas juste, que nous devons essayer de changer les choses par les urnes. »

Mais il y a une différence fondamentale entre Sanders le candidat du petit parti d’extrême-gauche et le politicien indépendant qui plus tard sera élu à la mairie et au Congrès.

Garrison Nelson, professeur de sciences politiques à l’Université du Vermont, explique que le parti Liberty Union, comme beaucoup de mouvements de la contre-culture de gauche des années 60 et 70, n’a jamais cherché à gagner les élections.

« Ils ne veulent pas gagner, parce que si vous gagnez, vous allez devoir gouverner. Et ils ne veulent pas de gouverner. Ils ne veulent être responsables de rien. C’est beaucoup plus amusant de discourir et de se retrouver autour d’un café avec ses copains. »

Richard Sugarman, professeur de religion à l’Université du Vermont, s’est lié d’amitié avec Sanders à l’époque du Liberty Union. Il raconte qu’à la fin des années 70, Sanders estimait le parti avait vécu.

« Je pense qu’il a réalisé que … le Liberty Union était arrivé au bout de son objectif premier, qui était son opposition à la guerre du Vietnam. Et elle avait pris fin ! Et Bernie, contrairement à beaucoup de gens à gauche… n’a jamais été du genre à s’apitoyer sur un bon résultat. »

Après que Sanders ait quitté le Liberty Union, durant le froid hiver 80-81, la neige s’accumulait à Burlington.

Maire de Burlington

Burlington en 1981 était une ville stratifiée, géographiquement et économiquement. Les quartiers riches se situent au sommet d’une grande colline, avec vue sur les couchers de soleil sur le lac Champlain, derrière les monts Adirondack dans l’État de New York.

En 1981, lorsque Sanders a été élu, les plus pauvres des près de 38 000 habitants de la ville vivaient dans des maisons à ossature bois regroupées au pied de la colline, près du lac. C’est cela, se souvient Richard Sugarman, qui a conduit aux problèmes de déneigement à la fin de l’hiver 1981.

« À cette époque, les chasse-neige travaillaient toujours du sommet de la colline vers le bas. Et ça semblait être lié aux revenus, franchement, du moins dans une certaine mesure. »

Sugarman avait remarqué que, en tant que candidat de petit parti au poste de gouverneur, Sanders avaient fait des scores plutôt corrects dans les quartiers ouvriers de Burlington.

« J’ai toujours pensé qu’il pouvait gagner, déclare-t-il. Mais je devais être le seul, même en comptant Bernie. »

Une ville en mutation

Burlington, à l’époque était une comme en phase de transition. Bien que ce soit une petite collectivité à l’échelle nationale, c’est la plus grande ville du Vermont. D’importantes industries, notamment des filatures, avaient quitté la région. Les commerces du centre-ville avaient du mal à rivaliser avec les centres commerciaux des banlieues environnantes.

Aujourd’hui, la ville est une enclave cosmopolite et embourgeoisée, qui accueille une industrie high-tech florissante. Certains Vermontais de souche aiment à dire en plaisantant que le plus grand atout de Burlington, c’est d’être aussi proche du Vermont.

Mais l’une des parties de la ville qui n’a pas changé beaucoup depuis 35 ans, c’est le parc de l’hôtel de ville, un petit espace vert à la pelouse pelée au-dessus duquel tournent les mouettes.

Assis sur un banc, Scott MacKay, un ancien journaliste de la presse écrite, se remémore une petite ville universitaire paisible où le Parti démocrate a perdu son emprise quasi-totale sur l’administration municipale.

« Plusieurs choses se sont passées, se souvient MacKay. Vous aviez un maire nommé Gordon Paquette, qui briguait un dernier mandat. Il y avait beaucoup de jeunes gens au sein du Parti démocrate qui disaient qu’il avait fait son temps, qu’il était fini. Mais ils ont décidé de ne pas le défier. »

Paquette ne voyait en Sanders que le candidat marginal qu’il avait été lors de ses campagnes chimériques sous l’étiquette Liberty Union.

« Ils ne souciaient pas de Sanders, raconte MacKay. Il y a une déclaration du maire Paquette que je n’oublierai jamais : “Bah, il n’est rien, il parle juste constamment des Rockefeller. »

Une base naturelle

À l’époque, Gene Bergman était un ancien étudiant de l’Université du Vermont (UVM) qui était resté à Burlington pour militer dans son quartier au sein d’un groupe appelé People Acting for Change [peuple agissant pour le changement].

Debout devant l’hôtel de ville, où il travaille toujours comme un conseiller juridique adjoint à la ville, Bergman se souvient du climat politique de l’époque et de l’agitation que Sanders a su mettre à profit.

« Ils étaient tout simplement terribles concernant le logement. Cela faisait des années que nous poussions la municipalité à faire ce qu’il fallait pour le logement, qu’il s’agisse du prix, de l’habitabilité, sur toute la ligne. Ainsi, en 1977, nous réunissions des centaines de personnes ici pour plaider en faveur du contrôle des loyers. »

Ces locataires et défenseurs du droit au logement formaient une base naturelle pour Sanders. Sa coalition comprenait des étudiants et des professeurs de l’Université du Vermont, ainsi que des démocrates mécontents. L’un de ces démocrates s’est présenté contre Paquette en 1981 et a détourné des voix qui seraient revenues au maire sortant, un trublion.

Sanders, le candidat gauchiste qui avait fait de l’inégalité des richesses le pilier de son message politique, les fameux Rockefeller, a tourné son attention vers des préoccupations locales : les rues non déneigées, le logement, une mairie qui était plus à l’écoute des entreprises et des promoteurs immobiliers que des gens ordinaires.

« C’est là que la plupart des gens vivaient leur vie, raconte Sugarman. Pour l’essentiel, ils ne se souciaient pas des grands enjeux mondiaux. Ils voulaient une ville qui fonctionne aussi pour eux. »

Sans argent pour payer des publicités électorales, Sanders faisait du porte à porte et martelait deux thèmes principaux : « Il est temps de changer et la ville n’est pas à vendre. »

Il a puisé dans la collectivité et les organismes de défense des droits des locataires. Puis le candidat a reçu un énorme coup de pouce de la part du syndicat de la police.

« Lorsque la police a apporté son soutien à Bernie, cela envoyé un message très fort à la municipalité », explique le politologue d’UVM Garrison Nelson. Le message : « “Cette personne n’est pas dangereuse.” Si les policiers sont prêts à soutenir ce type, c’est qu’il ne va pas nationaliser la ville. »

Une victoire serrée

Nelson animait une émission de radio locale le soir de l’élection de 1981. Il avait d’abord pronostiqué la victoire du maire sortant Gordon Paquette. Puis Nelson a commencé à recevoir des résultats de certains des bastions traditionnels des démocrates.

« Et tout à coup il commence à prendre la tête », se souvient Nelson. Puis il apparaît clairement que Bernie va gagner. J’annonce alors à la radio que Bernie Sanders est sur le point de remporter cette élection et que la ville de Burlington ne sera plus jamais la même. C’était bien vu. »

L’élection s’est avéré extrêmement serrée en partie parce que Paquette faisait également face à un démocrate mécontent. Les résultats ont alterné toute la soirée entre Paquette et Sanders.

Richard Sugarman, l’ami de Sanders, était avec John Franco, un jeune avocat et allié de Sanders, au dépouillement du scrutin de la cinquième circonscription. C’était un quartier généralement conservateur de la ville et Sugarman se souvient du moment où la victoire lui a semblé possible:

« John avait indéniablement une meilleure connaissance la ville que moi et il a dit : “Regarde, nous avons perdu de quelques voix seulement ici ; nous allons gagner”. »

Mais il y avait des raisons de s’inquiéter. Si Sanders avait gagné par plus de 500 voix dans les différents bureaux de vote de la ville, son avance se réduisait à mesure que les bulletins de vote anticipé des absents étaient comptabilisés.

Ces bulletins présentaient un niveau de soutien disproportionné au démocrate Paquette.

« Il se passait quelque chose de louche avec les bulletins de vote anticipé, cela ne fait aucun doute, estime Franco maintenant. Ils ne respectaient pas la loi électorale concernant leur dépouillement. »

Les partisans de Sanders redoutaient que les démocrates leur volent la victoire.

« Je me souviens qu’à un moment, raconte Franco, Joe Crepeau, qui était à la tête de l’Association des policiers en tenue, était à l’école Lawrence Barnes [un bureau de vote]. Et ces scrutins étaient dépouillés dans une arrière-salle. Il a dit aux responsables du bureau de vote : “Si vous n’ouvrez pas cette satané porte immédiatement, je vais l’enfoncer.” Et puis ils sont sortis. »

Alors que des partisans de Sanders surveillaient les bureaux de vote à travers la ville, John Franco a réveillé un juge pour qu’il saisisse les bulletins.

Enfin, tard dans la nuit, un Sanders épuisé a déclaré une victoire provisoire.

« Nous sommes toujours préoccupés par l’étroitesse du scrutin, la possibilité d’irrégularités électorales, la certitude que les suffrages vont être recomptés, le fait que la municipalité est totalement contrôlée par des personnes que nous tentons de renverser », a déclaré Sanders dans son discours. Le dépouillage montrait une victoire de Sanders par 12 voix.

« C’est pas exactement une victoire écrasante, a déclaré Sanders. Toutefois, il semblerait que nous ayons gagné. Il semblerait qu’il va y avoir des changements fondamentaux dans cette ville pour les bas revenus et les travailleurs. »

Au bout du compte, un nouveau dépouillement a accordé la victoire à Sanders par 10 voix. Il avait gagné et l’appareil démocrate était abasourdi par sa défaite.

Idéalisme et pragmatisme

L’administration qui a suivi allait connaître de nombreux obstacles et coalitions inhabituelles. Toutefois, les débuts du mandat de Sanders à la mairie de Burlington ont montré que le jeune politicien était capable de changer des adversaires potentiels en alliés, une leçon qui contribuera à façonner sa carrière ultérieure.

Debbie Bookchin est une journaliste qui a couvert les quelques premiers mandats de Sanders à ce poste.

« Il a réussi à forger des relations avec certains dirigeants d’entreprises clés tels qu’Antonio Pomerleau ».

Elle se souvient que Sanders avait soutenu Pomerleau, un important promoteur immobilier, à la tête de la commission municipale de la police. Les deux étaient proches tout au long du mandat de Sanders à la mairie, mais cette relation avait démarré différemment.

« En fait, durant la campagne, Sanders avait fustigé le projet de développement immobilier de Pomerleau, raconte Debbie Bookchin. Mais une fois Sanders élus, ils ont su bâtir des rapports beaucoup plus coopératifs. »

Lors d’une interview en 1981 avec Bookchin, Sanders disait consulter Pomerleau fréquemment.

« Je trouve que Pomerleau, en tant que membre de la commission de la police, est un type très non-fasciste, lui a dit Sanders. En vérité, aujourd’hui … les rapports entre le policier de base, la ville de Burlington et les dirigeants sont meilleures qu’elles ne l’ont été depuis Dieu sait combien d’années. »

Mais Pat Robins, un autre propriétaire d’entreprise important à Burlington, raconte que Sanders était initialement ouvertement hostile à une grande partie du milieu des affaires local.

« Il ne voulait pas traiter avec les gens d’affaires en 1981. »

Pat Robins se souvient que Sanders a lentement commencé à voir au-delà de son propre discours pour commencer à gouverner avec un peu plus de pragmatisme.

« Il sortait de toute cette période de Chicago, tous ses amis étaient issus de ce milieu progressiste, socialiste, voire marxiste. Et c’est avec quoi ils sont arrivés à la mairie, explique Robins. Mais je pense qu’il a compris certaines choses, vers le milieu des années 80, je pense qu’il a fini par voir qu’il avait besoin de recettes fiscales résultant d’emplois au centre-ville, de nouveaux bâtiments au centre-ville, de la vitalité du centre-ville, je crois qu’il a fini par admettre que certains d’entre nous étaient des gens corrects. »

Mais au sein de la mairie et du conseil municipal, Sanders avait peu d’alliés. Des mois durant, les élus démocrates ont bloqué ses nominations, refusant même de le laisser embaucher une secrétaire. Là encore, le nouveau maire a commencé à bâtir des alliances au-delà d’un fossé idéologique.


Dans une interview de 1981 avec la journaliste Debbie Bookchin, le maire Bernie Sanders parle de ses difficultés à administrer sans le soutien du conseil d’administration. (Avec l’aimable autorisation de Debbie Bookchin)

« Bernie Sanders a dirigé la ville en coalition avec les républicains, explique John Franco. Vous savez, quand je raconte ça en dehors du Vermont, on pense que j’ai perdu la raison. »

La première année, Sanders a dû travailler sans équipe administrative de à la mairie.

« Nous avons dû établir deux budgets municipaux avec l’aide de bénévoles assis autour de la table de la cuisine dans un appartement de location, se souvient Franco.

Ces budgets ont attiré l’attention des républicains, qui appréciaient la discipline apportée par Sanders au budget municipal.

« La gestion budgétaire de Bernie et sa modernisation de la gestion et de la gouvernance municipales présentaient un attrait réel pour les républicains, selon Franco. Les démocrates ne voulaient absolument pas traiter avec nous. Ils étaient tellement fâchés que nous ayons battu Gordon Paquette qu’ils refusaient de nous parler. »

À Burlington, Sanders a également compris l’importance de rues bien déneigées et de la réparation des nids de poule. L’homme d’affaires Pat Robins raconte que Sanders a amené une équipe de professionnels à la mairie.

« Et ils ont fait un excellent travail d’épuration des finances municipales, qui étaient plutôt en mauvais état à l’époque, très franchement. »

Plus de mandats et visées nationales

Lors de l’élection suivante en 1983, sa victoire est décisive.

Le discours inaugural de Sanders cette année-là était axé sur des thèmes qu’il allait soulever lors de chaque campagne à partir de ce moment.


Bernie Sanders s’adresse à ses partisans le soir du scrutin de 1983 après avoir été réélu à la mairie de Burlington. (Avec l’aimable autorisation de Debbie Bookchin)

« Peut-être, peut-être seulement, que cette petite ville de ce petit État peut être un flambeau de lumière dans ce sombre hiver de crise nationale et internationale. ».

Ses quatre mandats à la mairie de Burlington ont conféré à Sanders la renommée nécessaire pour briguer un autre poste au niveau de l’État.

En 1986, Sanders se présente au poste de gouverneur de l’État et perd l’élection contre le démocrate sortant, ainsi que contre Peter Smith, le candidat républicain.

En 1988, Sanders se retrouve de nouveau face à Smith, cette fois-ci dans la course à l’unique siège du Vermont à la Chambre des représentants des États-Unis. Smith remporté l’élection, mais les résultats cette fois sont surprenants : Sanders obtient plus de voix que Paul Poirier, le candidat démocrate.

En 1990, Sanders se représente contre Smith. Cette fois, les démocrates n’affichent qu’une opposition symbolique et Smith commet plusieurs erreurs coûteuses, dont son soutien à une interdiction des fusils d’assaut.

Sanders remporte alors le scrutin avec le soutien de la National Rifle Association [puissant lobby pro-armes à feu, NdT].

« La N.R.A., la seule fois, il me semble, où elle l’a jamais soutenu, a déclaré qu’elle préférait avoir quelqu’un qui lui dise la vérité que quelqu’un qui leur mente. »

Bernie Sanders va à Washington

Smith avait également lancé une série de publicités négatives vers la fin de la campagne, accusant notamment Sanders de soutenir le régime communiste de Fidel Castro à Cuba. Cette stratégie s’est retournée contre lui.

En novembre 1990, c’est un Sanders rayonnant qui annonce les résultats.


Un Bernie Sanders optimiste s’adresse à ses partisans le soir du scrutin 1990, une fois qu’il est clair qu’il a été élu à la Chambre des représentants des États-Unis. (Avec l’aimable autorisation de WPTZ)

« Nous avons remporté une victoire écrasante à Rutland, annonce Sanders sous les acclamations de la foule. Et, croyez-le si vous voulez, nos amis du comté de Windham nous donnent Brattleboro à deux contre un. »

Sanders, qui avait grandi à l’époque du New Deal, en entendant des parents inquiets se disputer à propos de l’argent, qui avait passé près d’une décennie en tant qu’élu à promouvoir un programme de justice économique et sociale et de droits humains, allait à Washington.  

Une fois au Congrès, Sanders se retrouve une fois encore à devoir se former sur le tas. Il n’avait jamais été parlementaire et, à Washington, il n’était affilié à aucun parti. Au début, les démocrates lui ont refusé l’accès à leur caucus (groupe parlementaire). En 1995, après avoir perdu le contrôle de l’Assemblée au profit des républicains dirigés par Newt Gingrich, le Président de la Chambre des représentants de l’époque, ils décident qu’ils ont besoin de la voix de Sanders.

Depuis, Sanders fait partie du caucus démocrate et a gravi les échelons du système parlementaire, bien qu’il n’ait jamais été membre de l’un ou l’autre des partis.

En 2006, lorsque Sanders se présent à un siège vacant du Vermont au Sénat américain, il obtient plus de deux fois plus de voix que son adversaire. En 2012, il est réélu avec 71 % des suffrages.

Un indépendant au Congrès

Par un chaud après-midi d’été, Sanders saute sur le train souterrain qui relie le bâtiment de bureaux du Sénat Dirksen au Capitole.

Il se dirige vers la salle des séances du Sénat pour prendre part à un vote sur l’un des nombreux projets de loi qu’il a étudié au cours de sa carrière.

Au Congrès, Sanders s’est forgé une réputation pour son travail acharné sur les questions qui lui tiennent à cœur depuis ses années à Brooklyn, à Chicago et à Burlington.

Il exhorte souvent ses collègues d’aborder la question de l’inégalité des revenus.

Lors d’un débat de la campagne sénatoriale de 2006, Sanders soutenait que programme d’augmentation des impôts pour les gens les plus aisés ne visait pas à pénaliser les riches.

« Il s’agit de créer une société à laquelle nous participons tous ensemble, dans laquelle nous prenons la responsabilité de faire en sorte que chacun jouisse au moins d’un niveau de vie minimal. Franchement, d’un point de vue tant moral qu’économique, offrir des allégements fiscaux aux millionnaires et aux milliardaires alors qu’il y a autant de gens qui souffrent dans notre société, est une mauvaise chose. »

Le 10 décembre 2010, le message de Bernie Sanders sur l’inégalité des revenus fini par atteindre une audience nationale.

À 10h25 ce matin-là, il se lève pour s’adresser au Sénat. La cible : le projet du président Obama de reconduire les baisses d’impôt sur le revenu de l’ère Bush pour tout le monde, y compris pour les riches. Cette opération d’obstruction parlementaire par Sanders attire tellement d’auditeurs que les serveurs web du Sénat tombent en panne.

Il ne s’assiéra pas avant 19h00 ce soir-là.

« Nous devrions être embarrassés de ne pas investir plus dans nos infrastructures, de ne pas fractionner ces grandes institutions financières, de ne pas plafonner les taux d’intérêt, déclare-t-il durant son discours d’une journée. D’être le seul pays parmi les principales nations au monde, à ne pas avoir de système d’assurance maladie pour tous. Nous devrions être embarrassés ! »

Malgré l’allocution-fleuve de Sanders, le projet de loi fiscale a été très largement adopté et promulgué par le président Obama.

Au cours de son mandat à la Chambre des représentants, Sanders a acquis la réputation de quelqu’un ayant peu de patience envers les représentants du gouvernement. Lors d’une audience de la commission des Services financiers de la Chambre, il a éclaté lorsqu’Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale a suggéré que l’économie américaine allait progressivement délaisser l’industrie manufacturière au profit d’emplois dans les services et en rapport avec l’Internet.

« Cela a-t-il la moindre importance à vos yeux ? a demandé Bernie après avoir présenté une série de prévisions sur la délocalisation d’emplois américains à l’étranger. « Vous souciez-vous le moins du monde des familles des classes moyennes et laborieuses de ce pays ? C’est cela, ma question ! »

« M. le représentant, a dit Alan Greenspan, nous avons le plus haut niveau de vie au monde. »

Pour Sanders, ce n’était pas la bonne réponse.

« Ce n’est pas vrai ! Allez en Scandinavie et vous verrez que les gens ont un niveau de vie beaucoup plus élevé en matière d’éducation, de santé et d’emplois convenablement rémunérés. Faux, M. Greenspan ! »

Son bilan

Tout au long de sa carrière à Washington, Sanders a poussé en faveur d’un système d’assurance maladie à payeur unique, financé par le gouvernement, offrant une couverture universelle à tous les Américains.

Avec un tel objectif, le soutien de Sanders n’était pas garanti en 2010 alors que le Congrès débattait l’Affordable Care Act [loi de réforme du système de santé, NdT] du président Obama ; le sénateur n’était pas enthousiaste quant au projet de loi parce qu’il s’appuyait sur des compagnies d’assurance-maladie privées.

En même temps, les sénateurs démocrates étaient dans une impasse parce qu’ils avaient besoin de 60 voix pour contrer une tentative d’obstruction parlementaire républicaine.

Le fait d’être l’un des deux élus indépendants au Sénat permettait à Sanders de peser dans la balance. Il en a tiré avantage pour demander plus de 10 milliards de dollars pour développer des centres de santé communautaires dans chacun des 50 États. Ce qu’il a obtenu.

Sanders explique qu’il espérait que cet argent renforcerait l’accès aux services de santé, qu’il estime être un problème aux États-Unis.

« Et ça veut dire qu’il y a des millions de personnes, dont certaines ayant déjà une assurance-maladie, qui n’ont pas accès à un médecin, qui ne peuvent pas obtenir de soins dentaires, et c’est un problème énorme dont on ne parle pas assez, le conseil en matière de santé mentale, un autre problème énorme, l’accès à des médicaments à bas coût. »

Bien qu’il ait voté à nombreuses reprises contre l’usage de la force militaire, Sanders insiste sur l’obligation morale du pays à soutenir les soldats envoyés au combat.

En 2014, Sanders était président de la commission des Anciens combattants du Sénat lorsque le département des Anciens combattants, ou V.A. (Veterans Affairs), s’est trouvé au centre d’un scandale national.

Les anciens combattants devaient attendre des mois pour obtenir un rendez-vous avec un médecin dans les centres de santé du V.A. Certains centres avaient délibérément dissimulé la vérité sur ces longues périodes d’attente.

Sanders a pris part à la rédaction d’un projet de réforme qui allouait 16 milliards de dollars supplémentaires pour embaucher plus de personnel soignant et élargir l’accès aux soins de santé à tous les anciens combattants.

« Lorsqu’une nation fait la guerre, dit-il, sa plus grand priorité doit être de prendre soin des hommes et des femmes qui reviennent de cette guerre le corps blessé, l’âme blessée, l’esprit blessé. »

S’exprimant devant le Sénat en juin 2014, le sénateur républicain de l’Arizona John McCain a salué le travail de Sanders.

« Je respecte son engagement et la façon dont il dirige la commission des Anciens combattants. Je respecte le fait que Bernie Sanders ait une réputation de battant et ça a été un plaisir de combattre avec lui ! »

Pour faire passer le projet de loi, Sanders a dû accepter un compromis important : permettre aux anciens combattants, dans certaines circonstances, d’obtenir des soins médicaux auprès de médecins du secteur privé en dehors du système du V.A.

La sénatrice du New Hampshire Jeanne Shaheen, qui soutient la candidature d’Hillary Clinton à la présidence, estime que ces changements auront un impact énorme dans de nombreux États ruraux.

« Cela a fait gagner à nos vétérans des heures et des heures de temps d’attente et de longs trajets. C’est un réel bienfait et, grâce à Bernie, nous avons pu y parvenir. »

Tout comme au Vermont, Sanders a acquis à Washington une réputation de battant tenace.

James Inhofe, républicain de l’Oklahoma qui se décrit lui-même comme étant l’élu le plus conservateur du Sénat américain, est très dédaigneux à l’égard de la plupart des démocrates de gauche.

Inhofe déclare que, bien que lui et Sanders soient en désaccord sur presque toutes les questions, il a beaucoup de respect pour Sanders. Selon Inhofe, Sanders se bat constamment pour ses priorités et ne faiblit pas face aux critiques.

Ces deux hommes politiques que tout oppose se sont rencontrés pour la première fois alors qu’ils étaient tous les deux maires, Sanders à Burlington et Inhofe à Tulsa. Plus tard, ils étaient tous deux élus à la Chambre des représentants.

Inhofe considère Sanders comme un ami proche.

« C’est sa sincérité, explique Inhofe dans son bureau du Sénat. Vous savez où il se situe sur toutes les questions. Il va se battre jusqu’au bout pour ce en quoi il croit, même si c’est politiquement impopulaire. Ça ne dérange pas Bernie… C’est une sorte de dicton, vous savez : “Si Bernie et Inhofe sont tous les deux d’accord sur quelque chose, c’est que ça passera”. »

« C’est une sorte de dicton, vous savez : “Si Bernie et Inhofe sont tous les deux d’accord sur quelque chose, c’est que ça passera”. » – Sénateur James Inhofe (républicain de l’Oklahoma)

Ken Rudin, ancien directeur politique de la station de radio NPR, dirige à présent le podcast Political Junkie [Accro de la politique]. Il couvre le Congrès depuis plusieurs décennies.

« Durant ses années à la Chambre, de 1991 à 2006, il était considéré comme un trublion, raconte Rudin au sujet des premières années de Sanders à Washington. Inflexible, vous savez, il suivait sa propre partition. Il semble avoir en quelque sorte évolué depuis son arrivée au Sénat. »

Selon Rudin, En tant que sénateur, Sanders a une approche sérieuse des questions, contrairement à certains anciens membres de la Chambre.

« On disait qu’Hubert Humphrey pratiquait “la politique de la joie”. Il n’y a pas de bonheur, il n’y a pas de joie chez Bernie Sanders, estime Rudin. Les questions qui lui tiennent à cœur, qui lui tiennent vraiment à cœur, sont des questions sérieuses et il n’est pas quelqu’un qui prend le temps de jouer les beaux parleurs… il ne sait pas de combien de temps il dispose pour accomplir ce qu’il veut accomplir et il se refuse à perdre un temps quelconque. »

Soutien et Critiques

Ross Perot, l’ancien candidat indépendant à la présidentielle, a offert un cadeau à Sanders il y a plus de dix ans. C’est une réplique d’Excalibur, l’épée que, selon la légende, le roi Arthur aurait retirée d’un rocher et utilisée pour vaincre ses ennemis.

Perot a conseillé à Sanders d’utiliser ses pouvoirs magiques si jamais les choses devenaient vraiment difficiles durant sa carrière politique.

À ce jour, l’épée est toujours accrochée au mur du bureau de Sanders au Sénat.

Si Bernie Sanders a une réputation bien fondée de constance politique, il y a eu des moments où certains choix pragmatiques irritent ses partisans.

Bernie et les Média

En août 2015, trois mois après avoir annoncé sa candidature à l’investiture démocrate, le sénateur Bernie Sanders a faisait une tournée dans l’Iowa, un État important pour les primaires. À Dubuque, la réunion a dû changer de lieu pour accueillir une foule plus nombreuse que prévue. Après son discours, en sortant du gymnase, le candidat a répondu aux questions d’un petit attroupement qui semblait constitué à la fois de journalistes et de supporters. Scott Galindez a enregistré l’échange et l’a téléchargé sur YouTube, où il a été visionné plus d’un demi-million de fois.

Un journaliste profite de l’occasion pour interroger Sanders.

« Dans votre discours ce soir, vous avez dit que vous n’alliez pas critiquer ni attaquer Hillary Clinton, mais vous m’avez semblé marquer certains contrastes implicites lorsque vous avez dit que vous ne preniez pas d’argent des Super PAC [comités d’action politique privés, NdT] et que vous aviez voté contre la guerre en Irak et le projet de pipeline Keystone XL. »

Sanders interrompt le journaliste : « Ce que j’ai dit, c’est que la presse des grands groupes médiatiques parle de toutes sortes de questions, sauf des questions les plus importantes. OK ? Et à chaque fois on me demande de critiquer Hillary Clinton. Voilà le sport qui plaît aux gens comme vous. »

Ce n’était pas la première fois que Sanders reprochait aux journalistes de s’attacher à ce qu’il considère être des détails sans importance.

« Mais la question dont je souhaite parler est l’effondrement de la classe moyenne américaine, déclare Sanders aux journalistes. Vous allez en parler dans vos articles ? » Acclamations des supporters présents.

« La raison pour laquelle notre campagne se porte bien est que les gens sont sensibles à ces questions, continue Sanders. Je ne vais donc pas entrer dans le jeu et me contenter d’attaquer Hillary Clinton. Nous avons des désaccords ; nous allons avoir, si j’ai mon mot à dire, un débat respectueux et intelligent. »

Sanders est connu pour tenir ce type de discours. Il fait preuve de constance quant aux questions qui lui tiennent à cœur, et c’est avec la même constance qu’il aime rappeler aux journalistes ce que devraient être leurs priorités.

Paul Heintz est rédacteur politique à Seven Days, l’hebdomadaire alternatif du Vermont. Il a été le directeur de communication de Peter Welch, le représentant du Vermont à la Chambre, et connaît donc bien les deux tenants de la question.

« D’un côté, il dit “Je ne supporte pas les médias”, explique Paul Heintz. Mais de l’autre, il passe l’essentiel de la journée à essayer d’apparaître dans les médias … On pourrait accuser le sénateur Sanders d’une certaine hypocrisie. Certes, il a très envie d’être inclus dans cette discussion contrôlée par les grands groupes médiatiques qu’il déplore. Mais, en même temps, cela se comprend, n’est-ce pas ? Si vous choisissez d’ignorer complètement les médias et de les contourner, vous ne serez pas couvert. »

Todd Gitlin, président du programme de doctorat en communication à l’Université Columbia, estime que Sanders a parfaitement raison de défendre la cause d’un journalisme intègre.

« Il est atterré, comme devrait l’être toute personne sensée, par la manière dont la presse grand public approche la campagne, un côté concours amateur télévisé, façon télé-réalité quelque peu déglinguée et dispersée. »

Mais Todd Gitlin estime également qu’il y des questions légitimes sur lesquelles Sanders préfère peut-être ne pas s’attarder.

« Il y a également une zone intermédiaire de sujets qui méritent d’être débattus, dit-il. Que Sanders veuille parler de l’inégalité des revenus et ainsi de suite, pas de problème. Mais je pense que les gens ont le droit de s’interroger sur d’autres aspects de sa politique, notamment sur la manière dont il se caractérise dans cette course. »

Plus Sanders avance dans le processus électoral, et plus il va devoir faire face à toutes sortes de questions. Et la façon dont il répond à ces questions peut déterminer son avenir auprès des électeurs.

Au Vermont, un point d’achoppement a été le soutien indéfectible de Sanders à l’établissement de la prochaine génération d’avion de chasse, le F-35, à l’aéroport international de Burlington, juste en dehors de la plus grande ville de l’État.

Un avion controversé

Rosanne Greco, colonel de l’Armée de l’air à la retraite, vit à South Burlington, où se trouve l’aéroport.

« Je me suis engagée sur la question à l’époque où je siégeais au conseil municipal de South Burlington, raconte-t-elle au sujet du F-35. Et la seule raison pour laquelle je l’ai fait, c’est que les gens venaient nous parler de leurs préoccupations et de leurs craintes concernant la venue du F-35. »

Les F-35 finiront par remplacer les F-16 actuellement utilisés par la Garde nationale aérienne du Vermont. Rosanne Greco explique qu’au début elle soutenait le nouveau système d’armement.

Mais après avoir lu une étude fédérale de l’impact environnemental de cet avion, elle a conclu que le F-35 présentait une menace inacceptable pour sa collectivité, en particulier pour les personnes à revenus modestes qui vivent autour de l’aéroport.

Le sénateur Sanders, qui, à l’origine, avait été élu à Burlington après avoir fait campagne pour un meilleur déneigement des quartiers défavorisés, a refusé de changer de position : il soutenait l’installation du chasseur à réaction à South Burlington.

« Le fait qu’il ne pense pas à ses concitoyens, au gens du Vermont, cela n’a aucun sens, estime Greco. De la part d’un homme qui, toute sa carrière, a parlé de justice sociale. C’est ce qui m’a le plus déçu, et a déçu beaucoup de gens à mon avis, de la part de Bernie Sanders. »

Sanders a un bilan compliqué concernant les questions militaires. Il a demandé le statut d’objecteur de conscience pendant la guerre du Vietnam et plus tard s’est opposé à la guerre du Golfe et l’invasion de l’Irak en 2003. Par contre, Sanders est un ardent défenseur des anciens combattants.

« Cela montre son côté pragmatique, explique Garrison Nelson, le politologue de l’Université du Vermont. C’est quelqu’un qui sait qu’on ne peut rien faire à moins d’avoir gagné. Et le fait qu’il ait été capable de gagner 14 élections en est la preuve. »

Selon Nelson, le soutien de Sanders à la venue du F-35 témoigne en fait de son soutien à la Garde nationale aérienne du Vermont.

La Garde joue un rôle très important dans l’État et… c’est un État qui compte un nombre disproportionné de gardes. Et je pense que Bernie, une fois encore, soutient ce qu’il considère être un groupe essentiel d’administrés. »

Les trois élus de la délégation du Vermont au Congrès soutient le F-35. Nelson estime qu’il y a une bonne raison à ce soutien : les entreprises qui sous-traitent avec les militaires, telles que Lockheed Martin, le concepteur du F-35, saupoudrent stratégiquement leurs activités à travers de nombreuses circonscriptions législatives.

« J’ai travaillé pendant des années sur un système d’analyse des votes par appel nominal et… l’un de mes principaux clients était Lockheed Aircraft, se souvient-il. Et Lockheed Aircraft a fait en sorte que chacun des avions qu’il fabrique ait un élément constitutif dans chaque circonscription parlementaire des États-Unis. C’est principalement comme ça qu’ils fonctionnaient, c’est comme ça qu’ils s’assurent le soutien du Congrès et ceci n’en est qu’un autre exemple parmi d’autres. »

Si Rosanne Greco estime que le soutien de Sanders à l’avion de chasse n’est pas conforme à ses principes, le sénateur reste l’homme politique qui a établi son pouvoir à Burlington en forgeant des alliances avec les républicains qui respectaient ses budgets rigoureux.

Affrontements de campagne

Comme en témoigne le débat sur le F-35, Sanders et sa base ne sont pas toujours d’accord sur toutes les questions. Et leurs échanges pas toujours très civils. Sanders peut se montrer chatouilleux face aux critiques, même durant la campagne.

À Phoenix cet été, lorsque des membres du mouvement Black Lives Matter [les vies noires comptent] ont interrompu son discours, Sanders était visiblement irrité et a essayé de se faire entendre au-dessus de leurs chants.

En 2014, après l’envoi de troupes israéliennes dans la bande de Gaza, le débat est devenu houleux lors d’une réunion municipale dans la commune rurale de Cabot, dans le Vermont. Certains membres de l’auditoire ont interrompu Sanders à plusieurs reprises, le huant pour sa position concernant Israël.

L’hebdomadaire Seven Days, basé à Burlington, rapporte que cette réunion était devenue tellement tendue que les attachés parlementaires de Sanders ont fini par appeler la police. Les state troopers ont répondu et sont restés jusqu’à la fin de la réunion, mais leur présence n’a pas mis un terme aux interruptions.

Toutefois, Sanders n’a pas cherché à éluder les questions sur le conflit. Quand une militante l’a exhorté d’être plus ferme avec Israël concernant les victimes civiles et parce qu’« Israël impose un blocus, assiège et bombarde un peuple apatride qui est coupé du monde », Sanders a commencé à décrire sa façon de voir la situation.

Durant sa réponse, quelqu’un dans la foule lui a coupé la parole avec sa propre caractérisation de la situation.

Lors d’une réunion publique à Cabot (Vermont) en 2014, Sanders a dit à un membre de l’auditoire de « la fermer » après qu’il ait interrompu à plusieurs reprises sa réponse à une question sur le conflit à Gaza. (ORCA Media Video)

« OK, une seconde, je souhaiterais ne pas être interrompu, a dit Sanders calmement. La question m’a été posée, c’est une bonne question, j’essaye de… » a eu le temps de dire Sanders avec d’être interrompu par les cris de l’auditoire. Il a tenté de répondre à plusieurs reprises, mais un homme continuait de crier.

Sanders a fini par craquer.

« Excusez-moi, la ferme ! Vous n’avez pas le micro. »

Troiano Regina, qui connaît Sanders depuis l’époque de ses visites à Stannard, raconte qu’elle était présente lors de la réunion à Cabot et qu’elle n’avait jamais rien vu de semblable auparavant.

« C’était pénible à voir et, dans cette situation, les gens étaient extrêmement malpolis. M. Sanders accepte toujours les questions et répond toujours aux gens ; il était en train de parler et ils ne laissaient pas s’exprimer. C’était très impoli. »

Droit au but

L’emportement de Sanders était inhabituel, même pour un sénateur ayant la réputation d’être brusque. Mais ses amis et son équipe savent Sanders n’est pas toujours patient.

« Je dirais qu’il manque de patience », déclare Huck Gutman, l’ami proche de Sanders.

Gutman dit avoir appris il y a longtemps déjà qu’avec Sanders il n’avait jamais à dire quoi que ce soit deux fois. C’est parce qu’« il écoute bien et il perd patience si je me répète. »

Gutman pense que l’impatience de Sanders est liée à son éthique de travail. « Il veut aller de l’avant et faire bouger les choses et il n’a aucune envie d’entendre les gens répéter les mêmes choses. Parce qu’il a entendu dès la première fois. C’est ce que je pense. »

Lors d’un entretien avec la journaliste Debbie Bookchin en 1981, Bernie Sanders évoque la lenteur des changements et quelle contribution politique il espérait apporter. (Avec l’aimable autorisation de Debbie Bookchin)

Et Sanders n’a pas la réputation, au sein de son équipe, d’être une personne facile à vivre.

« Ce n’est pas quelqu’un pour qui il est facile de travailler, estime Gutman, mais, d’un autre côté, ça fait longtemps que je suis à Washington. Il y a beaucoup de gens qui veulent simplement, voyez-vous, chauffer les bancs, maintenir les choses en place et faire plaisir à certains de leurs administrés. Mais ce n’est pas le cas de Bernie. »

Gutman explique que Sanders prend ses administrés au sérieux et exige la même chose de son équipe.

« Il veut constamment aller parler aux Vermontais, il veut constamment aider les Vermontais dans leurs problèmes administratifs, il veut avoir un rôle législatif fort, il veut être à l’avant-garde des questions traitées. »

L’épouse de Sanders, Jane O’Meara Sanders, est depuis longtemps l’une de ses plus proches conseillères. Travaillant actuellement à son QG de campagne au centre-ville de Burlington, elle est pleinement engagée dans la course à la présidentielle de son mari. Quand elle n’est pas sur la route avec lui, elle apporte son aide au QG de campagne.

À la question de savoir si la réputation d’impatience de Bernie Sanders pourrait s’avérer problématique durant la campagne, elle répond qu’elle ne le pense pas. Le véritable problème de la campagne, selon elle, c’est que Sanders est constamment en campagne.

« Le problème est de trouver le temps de s’arrêter. Et de ne pas constamment travailler. Ça a toujours été son problème. »

Elle explique qu’il y a un moyen, malgré tout, d’obliger son époux à prendre un peu de temps sur son travail. Le politicien populiste acharné qui espère devenir la personne la plus puissante aux États-Unis a sept petits-enfants.

« Les petits-enfants ont en fait beaucoup aidé, parce qu’ils viennent lui dire : “Grand-père, viens ! Allez, on va jouer au baseball, on va faire ceci !” Et il obtempère. Il rentre, il est épuisé après deux semaines sur les routes et il leur fait :”Oh, laissez-moi juste m’asseoir une minute” et ils lui accordent une minute, dit-elle en riant, puis il est dehors à s’amuser. »

Un candidat à la présidentielle

Trente-quatre ans après avoir été élu maire à l’issue d’un hiver enneigé à Burlington, le sénateur Bernie Sanders se tient sous un soleil tapant, un après-midi de mai au bord du lac Champlain.

« Aujourd’hui, déclare-t-il à des milliers de ses partisans, ici dans notre petit État, un État qui a montré la voie à notre nation à bien des égards, je suis fier d’annoncer ma candidature à la présidence des États-Unis d’Amérique. »

Son discours affiche son énergie caractéristique et ses consonances gauchistes ; il s’adresse aux « frères et sœurs » dans la foule et appelle à « une révolution politique. »

Les leçons de justice sociale apprises durant son enfance ont été retenues à vie. Le talent oratoire d’Eugene Debs semble toujours résonner aux oreilles de Sanders.

Il y a eu des compromis ; l’indépendant de longue date a choisi de se présenter sous l’étiquette démocrate. Hillary Clinton s’en servira, déclarant qu’elle était la « vraie » démocrate.

Sanders n’a pas perdu d’élection depuis plus d’un quart de siècle, mais, à 74 ans, il n’est toujours pas satisfait ; son sens de la justice économique et sociale, une conviction de toujours, l’a poussé à essayer de remporter la plus grande élection de sa vie.

Crédits

Devenir Bernie est une production de Vermont Public Radio.

Productrice︱Lynne McCreaDirecteur de l’information︱John DillonReporter principal︱Bob KinzelPrésentatrice︱Jane LindholmPrésentateur et reporter︱Alex KeefeDirecteur technique︱Chris AlbertineProducteur numérique︱Taylor DobbsDéveloppeuse︱Sara SimonÉditrice numérique︱Angela EvancieDirecteur numérique︱Jonathan ButlerProducteur exécutif︱John Van Hoesen

Illustrateur

Aaron Shrewsbury

Traducteurs

Analize ChavezRichard Gliech

Remerciements

WCAX-TVWPTZ News Channel 5The Vincent Voice LibraryDebbie BookchinJerome LipaniCandace PageLiam Connors

Extraits de « Eugene V. Debs: Trade Unionist, Socialist, Revolutionary » par Bernard Sanders utilisés avec l’aimable autorisation de Smithsonian Folkways Recordings.

Musique originale de Peter Engisch.

« Hark the Battle Cry Is Ringing » d’Henry Salt était interprété par James Stewart.

Ce projet a été financé en partie par le VPR Journalism Fund.